décembre 2019Mot du jour

Sabishi

La Tristesse

Elle nous tombe dessus parfois quand autour tout semble conforme à nos désirs, nos ambitions et même nos réalisations. Elle s’invite sans aucune raison particulière.

L’avez-vous remarquée tantôt ?

Je ne parle pas ici de cette peine suite à un échec ou une réflexion plus ou moins justifiée qui nous fut assénée.

Dans cette situation, où tout peut être au mieux, nous ne manquons pas d’y rajouter cette couche de morosité, de négativité, qui va occulter un bien-être vivifiant. L’objet ainsi inventé avec ses raisons que l’on croit véritables, aura deux fonctions : d’une part il nous fait fuir cette Tristesse profonde nous empêchant de l’appréhender et d’en ressentir le sens et aussi, est occulté la joie de ces derniers moments d’étude et de créativité, nous coupant de toute gratitude.

Mais je voudrais ici vous parler de ce mystérieux émoi qui apparait sans raison particulière. Il jaillit aussi parfois, prolongeant un grand investissement qui avait toutes les apparences que l’on en soit satisfait.

Alors rencontrer sa tristesse est une aubaine.

Elle est là, comme une présence remplie de puissance. Elle s’étale, imprègne, telle une vaste étendue liquide qui envahit.

Pas de raison apparente quand elle vient baigner tout un bien-être.

Remplissant le ventre d’une tension incompréhensible autant qu’étrange, il m’arrive souvent de regarder cet instant, cherchant d’où provient ce roulis qui me submerge.

Ici ce n’est pas une déception, ni une attente point comblée qui pourrait justifier cette vague. Quelque chose passe ...

Il me semble la deviner parfois chez un compagnon de route, submergé lui aussi à son insu et ignorant tout ce qui lui arrive. Je reste alors silencieux dans une attention bienveillante.

Si j’étais peintre je garnirais ma toile d’une éblouissante lumière dissimulée sous un grand voile noir. Derrière ce vaste linceul obscur, rempli d’un rouge profond, cette présence se devine … Longtemps la substance resta sans nom mais tellement réelle, voir captivante, attirante.

Puis l’évidence se proclama.

Mais le cache demeure toujours. Cette éclipse est bien ce chagrin qui apparaît soudainement dissimulant la vaste étendue lumineuse.

Revient alors à ma mémoire, cette vision de mon enfance quand j’apercevais dans le long couloir de chez ma grand-mère le passage furtif d’une forme noire remplie de lumière. A cet instant jaillissait la certitude que, à l’intérieur de ce voile noir qui se glissait, fugace, discret et humble, une clarté invisible patientait. C’était comme un rêve éveillé. Maintenant quand je regarde les enfants il me semble qu’ils sont souvent traversés par ce genre de visions qui ne les affectent en rien.

Ai-je oublié toutes les miennes ? Surement.

Je ne sais si la Forme filtra vraiment. Quoiqu’il en soit, je la perçue plusieurs fois et toujours au même endroit.

Maintenant je pourrais mieux l’identifier. Conscience d’enfant, m’invitant à tracer la vie qui fut la mienne. Refusant des directions, m’engouffrant dans d’autres.

Et ce fut fait, bien maladroitement. Mais n’est-ce pas là tout simplement une ardeur s’exprimant par des confusions, des erreurs, des trébuchement, de multiples couleurs s’agençant, se composant. Elles se fondent les unes dans les autres, de nouvelles se créent, se combinent et enluminent le grand fleuve qui nous porte inéluctablement vers un océan resplendissant.

Il me semble alors maintenant que ce triste rideau funèbre n’est autre que mon impossibilité actuelle d’accéder à cette lumière. Il est, ce que je m’obstine à ignorer et me convie à lever enfin le doute, dissimulant ce besoin profond qui se révèle.

Nos pratiques permettent cela. Mes professeurs ne l’ont-ils pas maintes fois suggéré.

Le vieux maître d’Aïkido rappela un jour, dans l’étude proposée, de tenter de percevoir, à l’instant où l’on se fusionne avec le partenaire, ce besoin profond qui est là, dans chaque Être, dans chaque Nous-même, dans chaque Autre-moi-même.

Et goutte après goutte le maitre m’a rempli de ce que mon insouciance niait jour après jour.

Ce grand Besoin non dévoilé est Lumière.

Cette vaste lueur est occultée par toutes nos divagations cérébrales, émotionnelles et corporelles. Cette lumière est masquée par nos mémoires accumulées et futiles et qu’on réveille malgré tout à chaque instant.

Découvrir ce grand voilage est une chance, il nous faudra alors l’apprivoiser doucement, peu à peu et cela sans tarder.

N’est ce point-là toute la saveur de nos études, de nos pratiques, de nos réflexions ?

Là, un grand ciel étincelant s’étale, sagesse aussi déployée que cet abattement, aussi vaste que ce voile.

Il se peut que gouttant à cette souffrance aidant, Dame Tristesse resplendisse elle-même d’une grande intensité chatoyante nous remplissant de cette absolue plénitude.

Bernard